Geste:
« Mouvement
extérieur du corps (ou de l'une de ses parties), perçu comme
exprimant une manière d'être ou de faire (de quelqu'un) »
«
Action
et mouvement du corps et particulièrement des bras et des mains;
action et mouvement employés à signifier quelque chose.».
Ce mot dérive du latin gestum
à
son tour une dérivation du verbe gero
"porter". Ce qui me frappe dans ces définitions c'est le
lien entre le geste et l'expression, la signification. Pour
les romains le gestum
indiquait la gestuelle lié à l'art oratoire donc à la parole. Un
geste n'est donc pas un acte gratuit, il est porteur
d'une volonté de communication, d'une signification.
[…] toute matière extraite,
tout instrument, est le vestige d'un geste; tout geste appelle sa
matière et cherche son outil.
Le geste sonore ou
instrumental dans son acception la plus simple est un geste qui
produit un (ou une séquence de) son(s). Le
geste instrumental peut se définir comme l'ensemble des
comportements musculaires qui - en contact direct avec la matière de
l'instrument - produisent de l'énergie sonore. On a une
connaissance de la relation qui lie un geste à son résultat sonore:
on est capable de reconnaître par l'ouïe si quelqu'un est en train
de frapper, gratter, pincer… une matière (un instrument) capable
de produire du son. On possède une sorte de 'mapping' entre certains
profils dynamiques et certains gestes de notre corps, on a une
mémoire corporelle par rapport à la dynamique sonore. Dans le cas
d'un son électroacoustique qui n'a pas été produit par un geste
instrumental on fait avant tout référence a notre capacité de
mouvement: si le profil dynamique du son en question peut rentrer
dans une catégorie de mouvement on le lie à une source, s'il ne
correspond à aucun mouvement on a tendance à l'écouter d'une façon
formelle ou "esthétique". C'est aussi le résultat de la
recherche de Caramiaux, Bevilacqua et Schnell (IRCAM) sur la
"sélection de son par les gestes".
Le
geste instrumental est le moyen par lequel on peut arriver à
"habiter le présent". Comme l'a justement affirmé Hugues
Dufourt « […]
le geste instrumental consiste en un mouvement volontaire qui aspire
à retourner à l'inconscient. ».
Cet 'inconscient' dont il parle n'est rien d'autre que l'état de
présence qui se réalise quand le musicien active son intuition,
donc un état de conscience, une 'intelligence' qui n'est ni
rationnelle ni analytique. En effet le geste instrumental est un
geste éduqué par la pratique instrumentale; c'est l’équilibre
que le musicien à construit entre sa capacité de contrôle
musculaire et le rendu sonore. Cette connaissance acquise permet au
musicien - lors de la performance - "d'oublier" la
technique instrumentale, de l'aborder d'une façon instinctive car
elle fait partie de son corps et il n'a plus besoin d'un contrôle
direct des mouvements: ce qui l'informe sur la justesse du mouvement
est le son. Ça se passe exactement comme pour le langage: dès q'on
a appris le mouvement des organes vocaux pour articuler les
différents sons qui composent notre langue, on n'a plus besoin de
contrôler ces mouvements, c'est le son (la lettre, la parole) qui
nous informent sur les éventuelles erreurs. L’habileté technique
acquise par l'instrumentiste actualise les éléments d'une
communication sonore qui ne se limite pas à la simple communication
intellectuelle mais implique des "résonances"
sensori-motrices.
Qu'il
soit basé sur une fausse assomption ou sur un besoin bien enraciné,
la vue d'un musicien qui joue en temps réel, engagé dans des
actions qui ont un lien discernable avec les sons qu'elles
produisent, fait que le public ressent l'embrassement humain de la
communication. Le fait que cet embrassement peut faillir avant la fin
du concert n’enlève rien a ce besoin.
Avec
les outils électroacoustiques, on passe un stade où le geste et le
son ne sont plus nécessairement liés par une relation physique. Les
transformations énergétiques de la chaine électroacoustique
effacent les lois mécaniques de la production sonore, elles
détachent la cause et l'effet.
L'informatique
dissocie ce que le geste instrumental confond. On simule un effet
sonore par une modélisation de signaux. On simule une technique de
production sonore par une modélisation de mécanismes physiques.
Cette
dissociation introduit un décalage qui -bien que négligeable pour
nos capacités sensorielles- est bien là. Les constructeurs
d'instruments électroniques se divisent alors en deux grands
courants: le principal fait semblant de ne pas voir cette
dissociation et construit de plus en plus d’émulateurs
d'instruments musicaux acoustiques, l'autre se réjouit de la
libération des contraintes physiques et réfléchit à des
instruments, des interfaces et enfin des gestes nouveaux pour la
musique. Ces deux modalités sont le reflet de deux conceptions de la
création: l'une qui se limite a une duplication simplifiée de
modèles existants, l'émulation d'instruments, de genres de
musiques, d'images… , l'autre qui met en question les schémas de
fonctionnement des instruments, des outils et essaye de les adapter à
un besoin créatif.
Si, comme l'a montré Leroi-Gourhan,
l’évolution humaine n'est que la progressive extériorisation des
fonctions du corps, alors notre époque électromécanique et
numérisée semble celle de l’extériorisation
du cerveau et du système nerveux.
Les machines nous exproprient de certaines de nos fonction de
contrôle et de relation avec la réalité. Il y a un coté
inquiétant à considérer que l'on approche (dans le domaine
artistique) de plus en plus la réalité avec des interfaces simples,
ergonomiques et qui fonctionnent parfois comme une insulte à
l’évolution bio-mécanique de notre main, de notre corps et de
notre cerveau. On ne réalise même plus la différence de subtilité
qui existe dans l'action d'écrire à la main par rapport à la
standardisation discrète de l'écriture au clavier: ce sont de
toutes autres zones de notre "système" psycho-corporel qui
fonctionnent. Je ne suis pas hostile à l'utilisation de
l'informatique ou au progrès technique dans le domaine de l'art mais
je m’inquiète de l'utilisation de la technologie qui abandonne
tout esprit critique.
[…]
l'esprit n'est vrai que lors qu'il manifeste sa présence et dans le
mot manifester il y a "main". […] quand la parole se
détruit, quand elle n'est plus le don que l'un fait à l'autre et
qui engage quelque chose de son être. C'est
l'humaine
amitié qui se détruit. Telle est l’inquiétude des peuples. Elle
n'est pas matérielle d'abord. Elle est d'abord cette inquiétude du
cœur et de l'esprit qui nait de la mort des amitiés. […] étant
bien clairement entendu que l'essentiel n'est pas ce qu'un dictateur
pense -n'est pas l'urgence matérielle- mais une vérité plus haute
qui est la vérité à hauteur d'homme -et j'ajouterai- à porté de
main. Il est grand temps que la pensée redevienne ce qu'elle est en
réalité: dangereuse pour le penseur et transformatrice du réel. «
là où je crée je suis vrai! » écrivait Rilke.
Les uns
pensent -dit-on- les autres agissent… mais la vraie condition de
l'homme c'est de penser avec ses mains. Je ne dirais pas de mal de
nos outils mais je les voudrais utilisables. S'il est vrai, en
général, que le danger n'est pas dans nos outils, mais bien dans la
faiblesse de nos mains; il n'est pas moins urgent de préciser qu'une
pensée qui s'abandonne au rythmes de ses mécaniques, proprement, se
prolétarise et qu'une telle pensée ne vit plus de sa création. […]
toute acte créateur contient une menace réelle pour l'homme qui
l'ose, c'est par là qu'une œuvre touche le spectateur ou le
lecteur. Si la pensée se refuse à peser, à violenter, elle
s'expose à subir sans fruit toute les brutalités que son absence a
libéré. […] Le lieu de toute décision qui crée c'est la
personne d'où il suit que toute l'agitation du monde n'est rien de
plus qu'une certaine question qui m'est adressée, et qui ne se
précise en moi qu'à l'instant où elle m'oblige à l'acte.